Le champ des perceptions et l’opinion des masses ont acquis un rôle stratégique majeur dans l’environnement stratégique contemporain. Les perceptions sont reliées à des désirs, à des aspirations. Or, le mythe du village global a volé en éclat. Les peuples manifestent au contraire un besoin de réappropriation identitaire collective. Les frontières sont redevenues un symbole d’identité et de liberté. Il n’y avait aucune raison pour que l’Afrique se tienne à l’écart des mouvements de révolte sourde contre un sentiment de dépossession, voire d’humiliation – le problème n’est pas de savoir s’il est justifié mais quelles sont les comportements induits par ces perceptions. Le parallèle entre les lames de fond africain et français est d’ailleurs flagrant. Les implantations militaires étrangères permanentes sont désormais perçues en Afrique de la même manière que l’immigration non souhaitée en Europe. Comme une atteinte à la souveraineté, à la dignité nationale. Pour dire les choses crûment, il est devenu aussi insupportable à une proportion croissante d’Africains de voir des Français en uniforme lever les trois couleurs chez eux qu’à beaucoup de Français de voir des enclaves africaines au pied de la basilique Saint-Denis. Ce nouvel état d’esprit en miroir est appelé à durer. Ce n’est d’ailleurs pas parce qu’en ce moment les Français ne veulent plus d’immigration africaine, ni les Africains de bases françaises, qu’ils ne peuvent entretenir de relations contractuelles bénéfiques. C’est dans ce contexte que le Sénégal a choisi de donner une forte résonnance aux commémorations des 80 ans de la tuerie de Thiaroye, où des tirailleurs sénégalais qui exigeaient leur dû avant d’être démobilisés ont été victimes d’une fusillade qui a fait plusieurs dizaines de morts. Tragiques, les événements sont qualifiés de « massacre colonial ». Mais on oublie de dire que ceux qui ont tiré sur les mutins étaient notamment des soldats des 1er et 7e régiments de tirailleurs sénégalais, ce qui change un peu les perspectives et illustre toute la complexité d’une histoire commune. Tragiques, les événements sont qualifiés de « massacre colonial ». Mais on oublie de dire que ceux qui ont tiré sur les mutins étaient notamment des soldats des 1er et 7e régiments de tirailleurs sénégalais, ce qui change un peu les perspectives et illustre toute la complexité d’une histoire commune. Les Sénégalais des Quatre Communes (Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar) ont bénéficié de la citoyenneté française avec certaines restrictions dès les années 1870, puis la citoyenneté pleine en 1916. Des milliers de tirailleurs sont morts pour la France durant les guerres coloniales, mondiales et de décolonisation. Fixer l’attention sur Thiaroye comme symbole de rupture est un choix fort qui contribue à façonner une perception négative de la relation avec Paris. Les interactions se poursuivront en fonction des intérêts communs, mais le temps de l’intimité est révolu. On peut regretter à cette occasion que les Français n’arrivent pas à se débarrasser de la forme assez perverse d’ethnocentrisme qu’est la « repentance ». Afficher et exagérer sa culpabilité, c’est encore exercer un pouvoir. C’est montrer que l’on a été indigne de sa supériorité, donc la revendiquer et maintenir son interlocuteur dans une position subalterne. Il est tout aussi dommageable que trop d’Africains se complaisent dans une posture victimaire qui est l’autre nom de l’irresponsabilité. L’instrumentalisation mémorielle n’est qu’un des noms de la manipulation des perceptions. Il est à la fois vrai et faux d’affirmer que l’Afrique sub-saharienne est incontournable au XXIe siècle. Certains États francophones se sont auto-intoxiqués à ce sujet, notamment ceux de l’AES. Ils ont pris au premier degré plusieurs décennies de politesse diplomatique française et les récentes flatteries de circonstance russes. Ils se sont crus indispensables et ont initié des rapports de force sur cette présomption. Cette erreur de perception porte le germe de déceptions cruelles. L’Afrique des ressources et des grands marchés est ailleurs. En Angola, en Afrique du Sud, au Nigéria. Pas en Afrique francophone. Et encore moins dans sa partie sahélienne qui n’est qu’un champ de compétition momentané et risque de sombrer ensuite dans l’indifférence générale. En tout état de cause, la porosité politique, culturelle, militaire et démographique qui a caractérisé les relations entre la France et l’Afrique francophone est désormais remise en cause. Il est normal que les dispositifs militaires en tiennent compte.