Diplomatie caritative, culturelle, économique et désormais sécuritaire… En 20 ans, Recep Tayyip Erdogan a considérablement densifié les relations entre l’Afrique et la Turquie. Ce partenariat devrait continuer de s’approfondir, même en cas de victoire de son adversaire Kemal Kiliçdaroglu à l’élection présidentielle.
Avec un pied au Maghreb, au Machrek, en Somalie et au Soudan jusqu’au début du XXe siècle, la Turquie a des relations très anciennes avec l’Afrique subsaharienne. « Les populations musulmanes africaines faisaient le pèlerinage à La Mecque, ville qui était à l’époque dans l’empire ottoman », rappelle Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble et chercheur associé de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul. Des relations commerciales aussi, dont l’aspect le plus sombre fut la traite négrière orientale durant laquelle 250 000 Africains furent réduits en esclavage, dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Si à l’avènement de la République turque en 1923, Ankara se coupe du Moyen-Orient et de l’Afrique pour regarder vers l’Occident et rejoindre l’Otan après 1945, l’effondrement de l’Union soviétique, qui met fin à la bipolarité de la Guerre froide, encourage la Turquie à retisser sa propre toile diplomatique. « Dès 1998, avant même l’arrivée au pouvoir de l’AKP, les autorités turques mettent en place un ’’Plan d’action pour une ouverture à l’Afrique’’, pour offrir de nouvelles perspectives à la politique étrangère de la Turquie, et, en pleine mondialisation, développer son économie », précise Jean Marcou.
Mais c’est véritablement Recep Tayyip Erdogan qui va étoffer les liens, en donnant de sa personne : avec plus de 40 visites, parfois deux par an, il est le dirigeant non-africain qui a visité le plus d’États du continent. En 2005, alors Premier ministre, il lance l’« Année de l’Afrique », un an avant la Chine, cinq ans avant la France. Puis, en 2008, année du Premier sommet Afrique-Turquie, le « Partenariat stratégique avec l’Union africaine », auprès de laquelle Ankara joue un rôle d’observateur. Des relations sont nouées avec la Cédéao et l’IGAD, mais ce sont les relations bilatérales qui sont privilégiées.
En 15 ans, le réseau turc d’ambassades en Afrique passe de 12 à 44. Ankara abrite aussi désormais 37 ambassades africaines. En décembre 2021, encore en pleine crise sanitaire, pas moins de 16 chefs d’État africains et plus de 100 ministres du continent se rendent à Istanbul pour le troisième sommet Afrique – Turquie.
Outils d’influence sociale et culturelle
Le terrain d’action est d’abord humanitaire, culturel et religieux. « Diyanet, l’administration turque des Affaires religieuses, développe des opérations d’ordre social et caritatif comme les distributions alimentaires pendant le ramadan, et rénove et construit des mosquées, au Mali ou au Niger, mais aussi dans des pays à majorité non musulmane », reprend le chercheur. Comme pour la dernière en date : une spectaculaire réplique de la Mosquée bleue à Accra, la capitale du Ghana.
La coopération turque se fait particulièrement remarquer au moment du Covid-19 lorsque les avions cargos turcs se succèdent pour livrer masques, civières, respirateurs et doses du vaccin national Turkovac. Projets agricoles, forages de puits… En 14 ans, l’Agence turque de coopération et coordination, la TIKA, dépense 2,2 milliards de dollars en Afrique. Elle dispose aujourd’hui de 22 agences sur le continent.
Liés à l’État turc, les instituts culturels Yunus Emré et les écoles confessionnelles islamiques de la fondation Maarif – qui supplantent peu à peu celle de Fethullah Gülen, en rupture de ban avec Erdogan – s’implantent dans 36 pays d’Afrique pour diffuser l’enseignement du turc et de l’arabe. En 10 ans, la Turquie offre aussi 14 000 bourses aux étudiants du continent. « Ce seront autant de relais futurs favorables à la Turquie, où d’ailleurs les think tank sur l’Afrique commencent à se développer », observe Elisa Domingues Dos Santos, chercheuse associée à l’IFRI pour les centres Afrique subsaharienne et Turquie/Moyen-Orient. En Afrique, on peut désormais suivre les feuilletons turcs à la télévision et, depuis peu, recevoir les émissions en français de la chaîne turque TRT.
Ce sont autant d’outils d’influence pour la Turquie, alors qu’elle cherche à s’imposer sur la scène internationale. Présentant son pays comme un État « afro-eurasien », Recep Tayyip Erdogan se fait l’avocat de l’Afrique dans sa bataille pour un siège au Conseil de sécurité de l’ONU. « Le monde est plus grand que cinq », lance-t-il en 2014, au début de son premier mandat présidentiel, devant l’Assemblée générale des Nations unies. Aujourd’hui, il surfe sur la vague d’hostilité croissante en Afrique vis-à-vis de l’Occident ou des anciennes puissances coloniales, dont la France.
BTP, aérien : des intérêts commerciaux croissants
Mais les affaires sont loin d’être négligées par la Turquie en Afrique. « Ce qui est impressionnant ce n’est pas le volume, qui ne représente rien à côté de la Chine ou de l’Europe, mais c’est la croissance des chiffres », souligne la chercheuse. En 20 ans, en effet, les échanges passent de 5 à 35 milliards de dollars par an.
Relations récentes
Jusqu’en 2011, la Turquie n’avait réellement de relations commerciales qu’avec la Libye, l’Égypte ou l’Éthiopie. La chute de Mouammar Kadhafi va les pousser à s’intéresser aux infrastructures au sud du Sahara. Les conglomérats Kozuva, Al Bayrak, Summa, Limak, Tosyali multiplient les contrats, avec l’appui des banques turques, dont Eximbank. Aéroports, chemins de fer, centres de conventions, hôpitaux, stades… Celui de Dakar est inauguré par Macky Sall et Recep Tayyip Erdogan en février 2022 : il est sorti de terre en moins d’un an et demi. Les entreprises turques de BTP livrent rapidement des ouvrages, certes plus chers que ceux des concurrents chinois, mais de meilleure qualité, sans atteindre les tarifs des constructeurs occidentaux. Le Niger aura bientôt son aéroport.
L’expansion du réseau aérien turc profite de cet essor des relations… et l’accélère. Turkish Airlines se présente elle-même comme « la compagnie aérienne étrangère au continent qui vole vers le plus de destinations en Afrique ». Plus de 60 aujourd’hui, contre quatre il y a 20 ans. Istanbul est devenu un hub pour les voyageurs africains. Les grandes entreprises turques dont celle d’Ahmed Çalik, un proche d’Erdogan, ciblent aussi les gisements miniers africains, en Guinée, en RDC et plus récemment au Burkina Faso.
L’industrie militaire turque en plein essor
Vecteur d’influence plus récent et non moins prometteur : la coopération militaire s’intensifie depuis 2016, année du putsch manqué à Ankara. Le tour de vis sécuritaire profite à l’industrie militaire et la Turquie se met à exporter son armement. Elle vend ses blindés à 15 pays d’Afrique, mais aussi ses avions d’entraînement, ses nacelles de ciblage, ses hélicoptères de combat, ses petites munitions… et ses drones armés Bayraktar (« porte drapeau ») TB2. Testés contre les dissidents turcs et contre les Kurdes, et en Syrie, ces engins parviennent en juin 2020 à stopper l’offensive du maréchal Haftar contre le gouvernement de Tripoli. Fabriqués par Baykar, une société privée aux mains d’un gendre d’Erdogan, ils intéressent de plus en plus les États africains confrontés aux groupes armés terroristes ou djihadistes.
« C’est une arme compétitive, qui ne nécessite pas des infrastructures considérables pour des pays qui ne peuvent pas se permettre une flotte aérienne dernier cri, commente Jean Marcou. Une arme peu chère adaptée aux conflits que les pays africains affrontent ». Autre avantage : la Turquie offre la formation sur place, voire une partie des drones eux-mêmes, et n’est pas très regardante sur leur usage.
Après le Maroc, la Tunisie, la Somalie et l’Éthiopie – qui s’en est servie contre les rebelles et les civils au Tigré , c’est au tour du Niger, du Togo et du Burkina Faso de passer commande. Ce dernier pays a réglé une partie de la facture en or réquisitionné auprès des groupes miniers étrangers et cède des concessions minières à la Turquie. Le Tchad, la RDC, l’Angola et le Rwanda songent aussi à acquérir ces drones Bayraktar TB2. Les contrats signés dans le cadre d’accords de coopération, une douzaine à ce jour, se multiplient.
L’armement turc ne représente encore que 0,5% des achats du continent africain (contre 20% pour l’armement chinois et 30% pour l’armement russe), mais les ventes ont été multipliées par sept (328 millions de dollars en 2021).
La Somalie, modèle de coopération… et première base militaire en Afrique
Emblématique de ce modèle de coopération globale, faite de dons et non de prêts, d’aide humanitaire puis d’échanges économiques et de coopération militaire : la Somalie, où on ne compte plus les filles qui s’appellent « Istanbul » et les garçons qui se prénomment « Erdogan ». La Turquie a fourni à ce pays de la Corne un soutien massif à partir de 2011, pendant la famine.
Gestion des camps de déplacés, aide alimentaire et médicale, construction d’écoles et d’hôpitaux… la Turquie a également bâti le port et l’aéroport de Mogadiscio, dans un pays où aucun pays occidental ne voulait investir. En mars 2012, la compagnie Turkish Airlines opère le premier vol commercial. La Somalie sort d’un isolement long de vingt ans. Dernière étape de cette coopération : en 2017, la Turquie installe une base militaire à Mogadiscio, à un emplacement stratégique, près de Djibouti, qui abrite d’autres bases étrangères. Elle a déjà formé 15 000 soldats somaliens. Plus grande base à l’étranger, c’est la première en Afrique, mais peut-être pas la dernière. Des discussions seraient en cours avec le Niger et le Tchad.
« Aujourd’hui les pays africains ont envie de se diversifier, de s’autonomiser et de ne pas dépendre d’un seul partenaire, souligne Elisa Domingues Dos Santos. L’arrivée de la Turquie avec toute cette palette d’outils aide au développement, sur l’économie, les infrastructures, la sécurité, les écoles, les hôpitaux. C’est un levier pour diversifier les partenaires et défendre leur propre agenda en fonction de la façon dont ils ont envie de travailler avec les partenaires étrangers. »
Une coopération plus laïque en cas d’alternance ?
Si Kemal Kiliçdaroglu l’emporte à l’élection présidentielle dimanche, la coopération religieuse et en particulier la construction de mosquées pourrait être mise en sommeil. « C’est un laïc, un kémaliste, rappelle Jean Marcou. Mais ça pose plus le problème de ce que va devenir le Dyanet, une bureaucratie à laquelle Erdogan avait donné une dimension religieuse qu’elle n’avait pas lors de sa création, dans les années 1920. »
L’opposant a dénoncé l’intervention militaire turque dans la guerre civile libyenne, au nom de la tradition de non-ingérence de la Turquie dans les affaires intérieures des pays étrangers… tout en se félicitant de l’accord de partage des eaux maritimes entre la Turquie et la Libye, qui attribue à Ankara de potentiels gisements gaziers en Méditerranée.
La diplomatie des drones sera-t-elle remise en cause en Afrique ? Pas sûr. Mais Kemal Kiliçdaroglu pourrait favoriser le secteur public de l’armement, au détriment des sociétés privées de l’entourage d’Erdogan. Il se dit aussi favorable à une industrialisation en Afrique, ce que les dirigeants du continent continuent de demander à la Turquie.
« Le ton pourrait également changer, s’adoucir à l’égard des autres acteurs extérieurs en Afrique, les Européens et en particulier les Français, en cas de victoire de Kemal Kiliçdaroglu, estime Elisa Domingues Dos Santos. La Turquie d’Erdogan, loin d’avoir créé le sentiment antifrançais en Afrique, en a joué pour se présenter comme une troisième voie. »
Continuité d’un partenariat considéré comme un succès
S’il y a changement de pouvoir à la tête du pays, cela ne devrait cependant pas bouleverser outre mesure la tendance à l’approfondissement des relations entre la Turquie et l’Afrique subsaharienne, selon la chercheuse :
« L’ouverture vers l’Afrique est, 20 ans plus tard, considérée comme un succès diplomatique, et les opportunités que cela a créé sont communément admises par le camp du président sortant comme par l’opposition. Les outils institutionnels mis en œuvre sont bien implantés. Beaucoup d’acteurs non étatiques impliqués, entreprises et ONG, vont continuer à travailler. Cela rapporte des devises à la Turquie. Dans le choix de privilégier les relations bilatérales avec les États et pas les groupes rebelles, on peut s’attendre majoritairement à une continuité. »
Comme Erdogan, Kiliçdaroglu dénonce les coups d’États en Afrique. S’il est élu, l’opposant défendra la reconduction de l’accord sur le corridor céréalier entre l’Ukraine et la Russie, obtenu par son adversaire et par l’ONU en juillet 2022. Un accord crucial pour l’approvisionnement de l’Afrique en blé, en oléagineux et en engrais. « Avec cet accord céréalier, résume Jean Marcou, la Turquie a épousé une position globale qui est celle des pays du Sud : ’’ce n’est pas notre conflit, on ne veut pas s’y impliquer et en même temps, on veut se protéger des effets du conflit’’. » Cette approche semble faire consensus entre les deux adversaires de la présidentielle turque.