Qu’est-ce qui pousse des milliers d’Africains à s’exiler alors que les dangers de la route sont connus, tout comme les terribles conditions de vie dans certains pays « d’accueil » ? Dans cette série du magazine ZAM déclinée en quatre épisodes, cinq journalistes décryptent les mécanismes de la migration. Ce troisième volet est consacré à la « fuite des cerveaux ».
Toujours à Kampala, des jeunes médecins qui ont tenté d’améliorer les conditions de travail des agents de la santé ont fini par jeter l’éponge après que la police et l’armée ont réprimé leurs manifestations des marches pour réclamer de meilleures conditions d’hospitalisation et le paiement des salaires impayés, au moment même où une campagne sur X (ex-Twitter) intitulée « Uganda Health Exhibition » faisait circuler des photos de médecins opérant des patients à même le sol et de cliniques sans toit. Interrogée par Emmanuel Mutaizibwa, l’interne en médecine Judith Nalukwago, qui a participé à ces manifestations, explique qu’elle souhaite rester en Ouganda parce qu’elle rêve d’y créer son propre hôpital et un fonds caritatif pour aider ses concitoyens, mais elle constate que maintenant de nombreux collègues se préparent à partir, « dès qu’ils obtiendront leur licence ».
L’ancien président de l’Association médicale ougandaise, le Dr Ekwaro Obuku, estime que 2 500 médecins sur les quelque 8 000 praticiens agréés, soit près d’un tiers, sont déjà partis travailler à l’étranger au cours des dernières années. Ce qui irrite peut-être le plus les professionnels ougandais, c’est le fait que le secteur public reste désespérément pauvre alors que, comme dans les quatre autres pays où cette enquête a été menée, l’élite dirigeante, elle, mène la belle vie. Selon plusieurs journaux ougandais, le président Museveni s’est récemment vu allouer l’équivalent de 350 millions de shillings ougandais (84 000 euros) pour sa literie, ses vêtements et ses chaussures, rien que pour cette année. Les gouvernements du Nigeria, du Kenya et du Zimbabwe ont officiellement exprimé leur inquiétude face à la « fuite des cerveaux » qui touche leur pays, mais ils n’ont pas encore pris de mesures concrètes pour améliorer les conditions de travail ou les possibilités d’emploi. Début 2023, l’Assemblée nationale du Nigeria a tenté d’adopter une loi permettant d’empêcher un agent de santé de quitter le pays pour travailler à l’étranger tant qu’il n’aura pas servi sur place pendant au moins cinq ans.
Le projet de loi a été rejeté au motif qu’il était discriminatoire une explication qui pourrait être liée au fait que les députés nigérians eux-mêmes sont susceptibles d’avoir des parents et des amis qui pourraient un jour faire « japa ». Au cours de la même période, les représentants du gouvernement kényan ont annoncé des mesures visant à améliorer les conditions de travail des médecins, mais aucune n’avait été réellement mise en œuvre au moment de la publication de cet article. Le Zimbabwe a de son côté demandé à l’ONU d’imposer « des dommages et intérêts » aux pays qui « braconnent » le personnel de santé des pays du Sud, comme le Royaume-Uni.
Sans répondre directement, le gouvernement britannique a depuis publié un code de recrutement révisé pour le secteur de la santé, qui stipule que « les organisations de santé et de soins sociaux en Angleterre ne recrutent pas activement dans les pays que l’Organisation mondiale de la santé reconnaît comme ayant les défis les plus pressants en matière de personnel de santé et de soins [parmi lesquels figurent la plupart des pays africains, NDLA] à moins qu’il n’y ait un accord de gouvernement à gouvernement ». Au Cameroun, la militante de l’opposition Kah Walla, qui a été à la pointe de la lutte contre la corruption et l’injustice sociale dans le pays, ne voit pas les gens revenir de l’étranger de sitôt. « Tant que nous serons dans ce régime, les choses continueront à empirer, et de plus en plus de gens partiront », dit-elle.
Mais elle garde espoir : « Si nous parvenons à changer le régime et à reconstruire notre pays, même les personnes qui ont émigré reviendront ». Son ONG, Stand Up 4 Cameroon, plaide pour que la communauté internationale aide les forces démocratiques locales et mette un terme à l’aide au développement non contrôlée qui atterrit dans les poches du régime de Paul Biya. Mais ses appels sont tombés dans l’oreille d’un sourd lorsque le FMI a de nouveau accordé une subvention de 300 millions de dollars au gouvernement camerounais. Cette aide est censée aider les pays africains à se développer. « Mais comment allons-nous nous développer alors que tous nos cerveaux s’en vont ? » s’interroge un des Nigérians interviewés pour cette enquête.